jeudi 5 octobre 2023

MA VIE DE CHATEAU A BREST (2)

 Par Laurent Quevilly.

 En 1791, si l'on se fie au registre de l'inscription civique, le calfat Prigent Poullaouec habite 16, rue de l'Eglise. Mais encore une fois, la numérotation est différente à l'époque. Ce 16 ne correspond pas à l'ancien hôtel du duc de Lauzun. En revanche, dans le même registre, Gabriel Joseph Benjamin Smith, 35 ans, juge au tribunal, habite bien le 1, rue de la Pointe, dans l'ancienne maison de Justice.

Mais voici le temps de la Terreur. Le 31 décembre 1793, le duc de Lauzun, bâtisseur de nos immeubles, est envoyé à l'échafaud pour tiédeur au combat. En mai 1794, ce sont 26 administrateurs Girondins du Finistère qui sont guillotinés après un jugement inique du tribunal révolutionnaire de Brest. Parmi eux : Pierre-Marie de Bergevin, beau-frère de Coatiogan. Qui, paix à son âme, n'aura pas connu ça... 

 Dessin de Sévellec, histoire de Brest en bandes dessinées.

Une autre fois, il fallut attendre que Messieurs les juges aient fini de dîner pour exécuter de nuit Pierre Toullec, repris après une évasion. Mais un coup de vent éteignit plusieurs torches. Toullec s'empara de l'une d'entre elles et lança au bourreau : « Regarde-moi bien ! Tu ne me verras pas pâlir ». Ainsi mourut un propriétaire de la rue de l'Eglise.

Et tandis que la Terreur bat son plein, cette rue devient la rue du Temple, le 5 messidor de l'an II, ( 23 juin, 1794). Elle ne retrouvera son nom que par décret le 15 juillet 1811.

Le Dr Maugé achète le tribunal


Les différents sièges de l'ancienne juridiction du Châtel furent vendus au titre des biens nationaux. On ne sait trop quand et à qui en première main. Le citoyen Capon acheta la Tour Tanguy, Smith l'hôtel Lauzun. Et voici qu'un chirurgien de Marine met la main sur la maison de Justice sise 1, rue de la Pointe. Il s'agit de Louis-André Maugé, officier de santé né à Coutances le 11 février 1752. Ce Normand nous est arrivé en 1773 pour achever sa formation de chirurgien. Marié en 1782 à Anne-Marie Fabry, il devient administrateur de l'hôpital de 1793 à 1795. Du coup, on le verrait bien entrer dans la municipalité. Mais il est encore dans la Royale. Alors, il attendra.

L'ancienne juridiction du Châtel est donc débitée en quartiers. Et comme il y a beaucoup de connexions dans ce récit avec mon histoire familiale, il se trouve que le château de Trémazan, épicentre symbolique de la seigneurie, sera 40 ans propriété des Monot dont descend mon épouse. Retour à Brest...


Le quartier où se situait l'ancien hôtel du 20, rue de la Tour, second siège de la juridiction du Chastel.

 

Le casse-tête des adresses

En 1798, la rue de la Pointe est depuis quatre ans la rue de la Vigilance. (1F20/114). Et même là, la numérotation joue à cache-cache avec nous. L'ancienne maison de Justice ne porte plus le N° 1 mais le 3. L'explication ? On semble avoir pris à la rue de l'Eglise l'ancien hôtel Lauzun pour l'intégrer à la rue de la Vigilance sous les numéros 1 et 2. La maison du Châtel s'y prête car elle possède deux issues : une porte cochère et une entrée latérale. Et puis souvenons-nous qu'en 1790, on recensait les familles Bignon au 24-25 et Rebour au 26 de la rue de l'Eglise. Eh bien, huit ans plus tard, nous allons les retrouver comme par hasard aux 1 et 2 de la rue de la Vigilance.

En 1798, le n° 1, rue de la Vigilance, appartient en effet à la veuve Bignon, épicière, née Madeleine Gahagnon. (1F20/114). Elle réside sur place avec deux enfants et sa sœur et se fera bientôt marchande de poterie. Dans la mansarde logent le charpentier Yves Meudec et Marianne Bouroulec avec leurs deux enfants. La  veuve de Pierre Bignon va bientôt étendre son emprise sur le quartier. Ce qui peut étonner.

Le naufragé du Séduisant

Nous serons moins surpris en constatant que le N° 2 reste propriété du citoyen Joseph Smith, fils de l'ancien procureur fiscal. Joseph est marié à Sophie de Kersauzon de Penendreff. Commis de Marine, il suit les traces de son père en étant bien en vue parmi les personnalités de Brest. En 93, Joseph a fait partie des Fédérés, ce qui lui a valu un temps sa disgrâce dans la Marine. Mais on l'a vite réintégré.

 Smith compte parmi ses locataires la citoyenne Rebour, née Claudine Bozec, que nous connaissons déjà. Mais elle est maintenant veuve. Son époux, Jacques Rebour, était de l'expédition d'Irlande. Il est mort noyé lors du naufrage du Séduisant. Le 16 décembre 1796, commandé par le capitaine de vaisseau Berrade, le navire s'est fracassé sur le rocher de Tévennec, dans le raz de Sein encore démuni de phare. Rebour est des 300 victimes déplorées parmi les 600 hommes à bord. Claudine est donc toujours à l'hôtel Lauzun mais avec le statut de débitante.

Un autre appartement est occupé par René Fourdilis et sa fille, Marie-Perrine Daniélou. Enfin un troisième accueille René Brannec et deux gabarriers.

Le Commandant Jaffrézic...

Toujours en 1798, dans l'ancienne maison de Justice, outre le ménage du propriétaire, sa sœur, Thérèse Maugé, vit avec un vieux pensionné de l'Etat, Turian Jaffrézic, ancien capitaine de Vaisseau qui attend d'être payé tandis que son fils, commis de la Marine, assure la subsistance de ses parents. Jaffrézic est né à Quintin en 1720, il se maria une première fois à Plouzané avec Etiennette Rougerau qui mourut 14 ans plus tard à Recouvrance. Jaffrézic se remaria alors en 1765 à Brest avec Thérèse Maugé qui lui donna 14 enfants. Ses descendants assurent qu'il fut maître pilote entretenu par le Roy et finit comme vice-amiral des pilotes du port de Brest.

Outre les Jaffrézic, il y a au N° 3 les familles de deux commis aux vivres : Louis Dubault et Robert Millet, natif de Vitry-sur-Marne. Celui-ci a été élu notable au conseil général de la commune de Brest. Dans cette maison, on relève encore le cercle familial de Joseph Smith, une veuve isolée, Mme Lainec et puis un autre officier de marine que voici...

le Commandant Descormiers

Antoine Descormiers est né d'un pilote brestois en 1765 et eut pour parrain Nicolas Ségalen de La Boissière. Il a débuté sa carrière à bord du Bien-Aimé. Ses embarquements sont innombrables. Mais on retient celui qu'il vient tout juste de connaître à bord du vaisseau les Droits de l'Homme. Parti lui aussi pour l'Irlande, il livre combat aux Anglais dès son départ, le 13 janvier 1797. Mais la tempête fait rage et son naufrage au large de Plozévet fera 600 victimes. L'attitude des officiers leur valut récompense et Descormiers y gagna ses galons. Plus tard la Légion d'Honneur.

 

Le vaisseau des Droits de l'Homme livrant combat avant de sombrer (Léopold Le Guen).
 

La mort de Smith père

Le 21 germinal de l'an VI (10 avril 1798), voici ce que nous dit l'officier d''état civil de Recouvrance : « Moi, Thomas Claude Le Breton, officier public (…) me suis transporté rue de la Vigilance, N° 3, d'après la réquisition des personnes ci-après dénommées où j'ai trouvé un cadavre mâle, âgé de 64 ans, que l'on m'a dit se nommer Joseph Gabriel Benjamin Duplessis-Smith, commissaire du directoire exécutif près le tribunal de la police correctionnelle, veuf de Marie Joseph Kerbiguet, mort hier au soir à onze heures, les témoins ont été Louis André Maugé, âgé de 45 ans, Chirurgien et Claudine Bozec, âgée de 33 ans, veuve Rebour, non parente, lesquels ont signé avec moi. »

Ainsi donc, Duplessis-Smith qui résidait ici huit ans plus tôt en compagnie de Lunven de Coatiogan est mort dans l'ancienne maison de Justice. Claudine Bozec, au mariage de laquelle il avait été témoin, est cette fois signataire de son acte de décès, ce qui témoigne d'une grande proximité entre ces personnages. Et ce trait d'union est, nous semble-t-il, l'hôtel Lauzun.. 

Le triptyque maison de Justice, hôtel Lauzun et maison de la Fontaine. (Photo : laurent Quevilly).

 En 1799, on observe que certains appartements prêtés un an plus tôt à Smith passent pour appartenir cette fois à la veuve Bignon, devenue marchande de poteries et ayant de plus son frère à sa charge (1F24/123). Au N°1, Yves Meudec, charpentier au port, reste entouré de sa coterie et accueille alors sa mère. Fournilis partage toujours ses jours avec sa fille Daniélou. Mais un officier de Marine fait son apparition dans ce capharnaüm : Pierre Etienne Le Monnier. Il vit dans une mansarde avec son épouse, née Dazuet, qui berce un chérubin. Mansarde d'un certain confort car elle n'est pas donnée.

Au N°2, dans ce que nous pensons être l'hôtel Lauzun, Smith ne posséderait donc plus que le logement occupé par la veuve Rebour, débitante. Le reste est à la Bignon.

Passons au 3. Autour de Maugé, toujours les mêmes: les Jaffrézic, Dubault, Descormiers, Millet, Smith, et la veuve Lainé. Amélie Smith, recensée jusque là avec sa famille, est désormais mariée avec Charles Beuscher, commis de Marine âgé de 26 ans. Ils vivent aussi dans une mansarde. C'est Beuscher qui, plus tard, alors qu'il sera administrateur de la Marine à Concarneau, participera à la remise de la Légion d'Honneur au sieur Descormiers.

 

 Maugé pose sac à terre

Rentré malade d'Afrique à bord de l'Expérience, Maugé devient à cette époque chirurgien sédentaire. Quand il quittera la Marine, on le retrouvera comme médecin de ville, à l'occasion accoucheur.

Bien peu de changement au recensement de 1800 (1F28/122). Au N°1, la veuve Bignon et consorts, les Fournilis, Le Monnier et Meudec, .

Photo : Joëlle Créac'h.

Chez Smith, au N°2, la veuve Rebour, débitante, partage l'espace avec la veuve Brouet.

Au N°3, Maugé trône toujours au milieu des ménages Jaffrézic, Dubault, Descormiers, Millet, Smith. Beuscher. La veuve Marie Lainé a sa chambre.

En 1801 ; la veuve Bignon reste la grande propriétaire au 1 de la rue de la Vigilance (1F30/296). Un marin, François Corentin Boucharet, est venu se joindre à cette communauté. Une chambre accueille Renée Fournilis et sa fille Perrine Daniélou. Le charpentier Jean-Meudec vit avec sa femme et trois enfants dans une mansarde. On a ajouté une baraque dans la cour pour accueillir Jeanne Julienne Le Beuze, veuve Lombard et les siens. L'officier de Marine Le Monnier est donc parti.

Chez Smith, la débitante Claudine Bozec, veuve Rebour, partage les lieux avec une autre femme en noir, Jeanne Riou, veuve Bouguennec, mère d'une garçon de 14 ans.

Au 3, sans doute retraité de la Marine mais médecin de ville, Mauger est depuis février 1801 conseiller municipal. On le voit aussi comme fabricien de l'église Saint-Sauveur. Il conserve le meilleur appartement. Les autres locataires restent inchangés : les familles Dubault, Descormiers, Millet, Smith et Beuscher. Enfin la veuve Lainé.

La mort de Jaffrézic

En 1802, on sait que le fils de la veuve Bignon, marchande de poterie, est Jean-Pierre, commis aux écritures (1 F33/244). Elle garde un enfant en bas-âge tandis que sa sœur reste à ses côtés. La famille Boucharet n'a pas bougé. Dans une mansarde vivent les frères Meudec, charpentiers au port ainsi que leur sœur et quelques autres.

Chez Smith, Dans une mansarde, vous trouverez la veuve Bouguennec et son enfant. La veuve Rebour élève toujours les quatre descendants du naufragé du Séduisant. Enfin Jean-François Capiten, tonnelier au port, partage un cabinet avec Isabelle Rolle et un angelot..

Au 3, chez Maugé, l'officier de santé conserve trois enfants en bas-âge. Sa sœur Thérèse est maintenant veuve de Jaffrézic. Il est décédé le 9 juin 1802. Sa mort est intervenue à 8h du matin dans la maison du citoyen Brulé, rue de l'Espérance, à Recouvrance. Il avait 81 ans. Son fils Charles, commis, déclara le décès en compagnie de François Delmas, canonnier embarquant. Charles Jaffrézic venait d'épouser une fille Dubault. Du couple sera issu un officier de Marine titulaire de la Légion d'Honneur.

En 1802, l'agent recenseur note une autre sœur Maugé, Caroline, qui a quitté le couvent. Une fille de confiance, Marie Coatanéoc, est au service des Maugé. Plusieurs familles dans les étages : celle de Jean Meunier, maître d'équipage, les fidèles Millet, Smith, Beuscher, Descormiers...

En 1803, peu de changement. La veuve Bignon, chargée de deux enfants en bas-âge, est signalée dans une boutique en compagnie de sa sœur Marie-Anne. (1 F34/268). Un cabinet accueille la veuve Daniélou, infirme de 69 ans. Un autre la veuve Madec et ses trois orphelins. Une chambre sert d'escale au marin François Boucharet. Il y retrouve Marie Le Blois, leur petit et une dame âgée, Marie Arondeur.

Passons du 1 au 2, chez Smith. Toujours nos deux veuves et le tonnelier.

 


 Détail de la fontaine (Archives de Brest)

 Le Dr Rochemont

Au 3, Maugé est représenté lors du recensement par le citoyen Kerouman, vraisemblablement un calfat du quartier. Les sept appartements concédés par Maugé diffèrent des autres où, en temps de guerre, on logerait des soldats. Ici, on accueillerait des officiers. On voit apparaître plusieurs familles. Celle du capitaine de frégate Descormiers, 400 # de loyer, A proximité se trouve l'entourage de Robert Millet, celui du commis de Marine Jean Mesnier,. Joseph Smith et sa famille de cinq enfants emploie deux filles de confiance. Amélie Smith est avec son commis de mari, Charles Beuscher. 

Toujours au N°3, frappons chez l'officier de santé Jean-Marie Rochemont et son épouse, Marie Magdeleine Vallier, dite encore Vayer. Veuve d'un ingénieur mécanicien, elle a de son premier époux un garçon nommé Denis Monot. Rochemont est né à Lyon en 1768. On le localise à Brest dès 1809. Il se fait appeler de Rochemont mais n'est pas noble. Brousmiche le dit prêtre, d'autres veuf, chirurgien des armées de terre et de mer, exerçant à Recouvrance. Si sa biographie reste à préciser, on sait qu'il sera maire de Brest de 1833 à 1835. On le retrouvera pas la suite adjoint
 

Le commis Lecour

Dans l'ancien tribunal, Joseph Lecour clos la visite du recenseur. Il est reçu par Jeanne Le Guern, l'épouse de ce commis de Marine, mère d'un enfant en bas-âge. Native de Camaret, son père était employé dans les fermes du roi, négociant, puis commis embarquant. Pour son malheur puisqu'il est mort en mer en 1795. Le grand-père de Jeanne était quant à lui notaire, conseiller du roi, procureur receveur des baux amendes confiscations et restitutions, de la maîtrise de Cornouaille, Léon et Treguer céante à Carhaix où il est mort voici dix ans. Bref, Jeanne était un joli parti. Son mari, Joseph Lecour, est quant à lui originaire de Cambremer, en Normandie. Fils de cultivateur, il a fait dirons-nous, un beau mariage. Le couple quittera ces lieux dans quelques années pour retourner à Camaret. Là, Jacques Lecour y sera en charge de l'inscription maritime.

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